Concilier impact social et rentabilité : quelle gouvernance pour les stratégies BoP ?
Bertille Lefebvre a entrepris ce travail (à télécharger ici) lorsqu’elle était étudiante en Master in Management de ESCP dans le cadre de son mémoire de recherche, rédigé sous la direction d’Aurélien Acquier. Professeur au sein du département management, il est responsable de la majeure "ReThink: social innovation, alternative business models & sustainability".
Bertille Lefebvre s’est intéressée à la "Base of the pyramid", un concept introduit par C-K. Prahalad au début des années 2000, popularisant l'idée selon laquelle les plus de quatre milliards de personnes vivant sous le seuil de pauvreté constitueraient une base de consommateurs profitable.
Depuis, le concept a rencontré un grand succès médiatique et continue de séduire de plus en plus d’entreprises multinationales. Avec à la clé plusieurs innovations, à l’image des serpentins antimoustiques à un centime de dollar de la marque SC Johnson vendus en Afrique.
« J’ai choisi de faire mon mémoire sur le sujet parce que j’ai toujours été intéressée par les problématiques de développement" explique-t-elle. "En conséquence, j’avais effectué mes deux stages de césure dans le domaine : un premier en microfinance chez Grameen Crédit Agricole et le suivant chez Schneider Electric, puisqu’ils ont tout un programme d’accès à l'énergie notamment à travers un fonds solidaire qui investit à la fois dans des projets de lutte contre la précarité énergétique en France, et dans des start-ups africaines qui vendent des produits solaires par exemple ».
Un changement d’échelle compliqué à négocier
La question de sa recherche était de déterminer comment gouverner, c’est-à-dire planifier, développer, contrôler et ajuster une stratégie BoP qui ait un impact social significatif, de manière à réduire la pauvreté des populations du bas de la pyramide économique, tout en représentant une opportunité commerciale pour l’entreprise.
« Pour répondre à ce double objectif, les projets doivent atteindre une taille significative, écrit-elle. Cependant, l’étape cruciale du changement d’échelle est rarement franchie car la gouvernance des programmes BoP ne permet pas le passage d’une phase pilote dans une entité protégée à une phase de croissance au sein de l’activité courante de l’entreprise ».
Elle a donc essayé de définir comment gouverner une stratégie BoP de façon à permettre cette transition à travers l’étude systématique de cinq programmes BoP de multinationales : HP, Procter & Gamble, Grameen Danone Foods Ltd, Schneider Electric et Bel. Bertille Lefebvre a volontairement choisi d’étudier des cas variés, certains ayant été couronnés de réussite et d’autres sanctionnés par un échec.
« L’analyse des cas montre que le changement d’échelle se fait plus facilement si le programme BoP est en lien direct avec l’activité courante de l’entreprise et qu’il est considéré dès le début comme partie intégrante de la stratégie commerciale de l’entreprise ».
Et de préciser que la majorité des échecs des stratégies BoP s’explique par une incapacité à effectuer cette transition au moment opportun.
Bertille Lefebvre a aussi choisi des cas diversifiés dans leurs structures de gouvernance : certains programmes sont portés par des fondations, d’autres par des laboratoires d’innovation internes et d’autres sont pleinement intégrés à l’activité courante de l’entreprise.
« Le but de mon travail était de comparer ces différentes structures de gouvernance afin de distinguer la structure la plus adaptée. La conclusion de cette comparaison des avantages et inconvénients de chaque structure est qu’aucune structure ne parvient à porter un programme BoP de sa naissance à sa maturité ».
Une erreur de casting ?
A chaque étape de la vie du programme correspond une structure de gouvernance adaptée (lab d’innovation pour le début et business traditionnel pour la phase de croissance). D’où sa conclusion qu’il faut adopter une gouvernance évolutive : « Enfin, la gouvernance doit évoluer au fur et à mesure de la croissance du programme, grâce à un système de gestion interactif dans lequel les objectifs sont définis par plusieurs départements fonctionnels selon leurs compétences et légitimité ».
Néanmoins, prévient-elle, les obstacles internes à franchir restent nombreux avant d’y parvenir. « C’est pourquoi certains auteurs commencent à penser que Prahalad aurait fait une "erreur de casting (Guérin et le Yaouanq, 2012) et que les multinationales ne seraient finalement pas les acteurs les mieux placés pour lancer des stratégies BoP ». En effet, d’après elle leurs business models dépendant des économies d’échelles, leur grande spécialisation et le fait qu’elles exercent des pressions en faveur de résultats à court-terme sont souvent en contradiction avec les caractéristiques du marché du bas de la pyramide.
« Par ailleurs, grâce à leur approche plus "bottom-up", les PME locales parviennent à mieux exploiter les opportunités du marché du bas de la pyramide que les multinationales. Elles sont donc plus à même de servir le BoP comme le montre la success story de Nirma en Inde ». Créé par un entrepreneur et philanthrope (Karsanbhai Patel) en 1969, le groupe emploie aujourd’hui plus de 15 000 personnes avec un chiffre d’affaires de 842 millions de dollars en 2017… « Enfin, depuis quelques années, un nouveau modèle de gouvernance prometteur prend de l’ampleur : celui des organisations hybrides ». Ce type d’organisation, qui intègre simultanément des objectifs de profit et de production de bienfaits sociaux, semblerait donc cohérent pour initier des stratégies BoP.
Après son prix, un projet de publication dans une revue académique en perspective
« Il existe toute une littérature sur les innovations BoP mais peu de travaux ont analysé la gouvernance de ces programmes BoP à l’intérieur de ces entreprises qui les initient", commente Aurélien Acquier. "Beaucoup de travaux se sont penchés sur la difficulté à faire monter en régime les programmes BoP, ou sur les difficultés opérationnelles de ce type de projets. Il est beaucoup plus rare d’interroger la manière dont les entreprises s’organisent pour développer ce type de démarches. Pour moi, tout l’intérêt du travail de Bertille, c’est d’articuler ces deux enjeux : la manière dont sont portés ces programmes à l’intérieur de l’entreprise, et leurs mécanismes de développement. Elle a fait un gros travail pour essayer de lier ces deux questions-là et comprendre quel type de gouvernance il faut adopter en fonction de la maturité des projets ».
De ce mémoire de recherche va même naître un article, développant les implications managériales du travail de Bertille Lefebvre pour une revue académique américaine dans le champ de l’innovation sociale.
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